Diane Frost

L'AINE DE LA FAMILLE


 

Enfant, mon frère aîné  voulait être directeur d’opéra. Certains petits garçons rêvent d’être pilote de guerre, agent secret ou funambule pour les plus téméraires. Lui, c’était régisseur, qu’il rêvait d’être. Pas même ténor ou musicien, non : Régisseur d’opéra. Allez savoir pourquoi ! La musique ne l’intéressait pas, il n’a jamais su chanter et les opéras l’ennuyaient à mourir. Et pourtant, il a toujours voulu diriger l’Opéra de Paris …

 

Je me suis parfois demandé s’il ne mettait pas dans ce mot « opéra », des sens occultes et mystérieux que nous n’y apercevions pas. Dans cette idée, je me suis amusée à y chercher des correspondances secrètes, par anagrammes par exemple ; je n’ai rien trouvé d’autre que des mots à consonance aztèque mais dénués de signification : OPERA, AREPO, REPAO, PAERO, AEROP, PAREO…

Rien de transcendant, il faut l’admettre…

 

Dans mes souvenirs de petite fille, mon frère aîné est très beau. Pas sur les photos. Ce menton un peu en galoche, ces yeux très écartés (comme si sourire au photographe avait distendu tous ses traits), ces oreilles ridiculement petites pour un garçon, est-ce vraiment lui ?

 

Mon frère aîné était très beau à la façon de Laurent le Magnifique, qui était laid. Lorsque nous étions ensemble, les gens disaient que mon frère Benjamin et moi étions de très jolis enfants ; mais on disait de mon frère aîné : « C’est le charme incarné ».

Pour moi c’ était un mot magique, une formule mystérieuse qui expliquait tout : Nous, nous étions beaux mais LUI , c’était « le charme ». Nos cheveux également roux et soyeux («  De la confiture de cheveux d’ange : c’est la confiture de carotte , disait ma mère comme pour explique cette couleur étrange »), nos yeux pareillement larges et liquides, ce n’était rien comparé au « charme » un peu voyou de mon frère aîné.

Ni Benjamin ni moi n’en souffrions, je crois. La séduction de notre frère était pour nous comme pour les autres une évidence rassurante. Lorsqu’une amie de ma mère s’écriait en nous voyant arriver dans le salon pour dire bonsoir au Grandes Personnes :

-Mais quels amours d’enfants ! Comment as-tu faire des gosses aussi pareillement roux aux yeux verts !?

Nous avions le même sourire condescendant et nous savions que nous pensions la même chose…

Mon frère aîné avait cinq ans de plus que moi, six ans de plus que Benjamin. Si loin que je me souvienne, il a toujours eu cet éclat des êtres comblés par la vie.

Bébé, il faisait partie de ces enfants un peu « singe savant » mais si attendrissants qui savent déjà servir de leur séduction précoce et font du charme aux maîtresses d’école, au médecin chargé de leur ôter l’appendicite, aux vieilles dames et aux agents de police.

Plus tard, il forçait la sympathie par la seule inébranlable et claire évidence de son bonheur. Elle brillait dans son regard comme une promesse de luxure dans l’œil d’une inconnue.

 

Il avait cinq ans de plus que moi ; j’étais amoureuse de tous ses copains. Certains avaient ma préférence : ceux qui l’aimaient le mieux. Je faisais preuve d’un instinct très sûr.

J’avais sept ans. Il me racontait pour me faire plaisir des histoires qui me faisaient peur. Dans la voiture, roulant vers la neige ou se rendant à un dimanche après-midi chez des cousins : Moi, blottie contre son grand corps dur de garçon de douze ans, terrifiée et ravie, j’écoutais en frémissant d’angoisse les contes ignobles qu’il inventait pour mes délices. Mon préféré était une version bien à lui de « La Belle et la Bête » qui se terminait très mal. Si je me souviens bien, la métamorphose finale se passait de manière terrible et la Bête finissait par mourir dans d’atroces souffrances sous les yeux de sa « Belle » qui comprenait enfin à son désespoir qu’elle l’aimait « tel qu’il était ».

Plus tard, lorsque j’ai lu le conte de Perrault, j’ai été indiciblement déçue d’apprendre la métamorphose de cette bête si diablement séduisante en un joli jouvenceau désespérément « anodin »…

Ma « Bête » à moi, si effrayante et terrible, qui avait hanté mes nuits d’enfant et plus tard peut-être même certains rêves adolescents, n’était-il pas mille fois plus merveilleux de l’aimer telle qu’elle était : avec sa laideur enchanteresse ?!

 

Plus tard (j’avais quinze ans), étudiant à Paris, mon frère ne venait plus à la maison que le week-end. C’était la fête : le retour de l’Enfant Prodigue ! Je lui confectionnais des madeleines … Sans savoir encore …

C’est la seule pâtisserie que j’ai jamais su faire : on en faisait cuire au Lycée pendant les cours de Travaux Manuels de Mademoiselle Lelonbec. Il les mangeait debout dans la cuisine dés son arrivée. Au centre de la famille rassemblée, il répondait en riant à nos questions et racontait à Maman ses frasques parisiennes. Benjamin et moi, éblouis, ravis, l’écoutions avidement et riions de plaisanteries que nous ne comprenions pas toujours mais qui rendaient Maman si joyeuse que nous les répétions parfois lorsqu’il n’était plus là.

 

Lors de ces week-ends, Maman, qui travaillait, prenait le temps de cuisiner des soupes et des plats mijotés qui fleuraient bon dans la maison. Moi, j’étais chargée de cueillir des fleurs et des branchages dans le jardin pour fleurir Sa chambre. Benjamin, poète méconnu depuis ses cinq ans, déposait pour notre aîné seul des vers sur Son oreiller.

 

Bientôt, il ramena des amies avec lui le week-end. Souvent un peu plus âgées que lui, elles avaient des airs déjà très « adultes » qui m’impressionnaient. Benjamin les trouvait « super ». Elles étaient toutes brunes aux yeux noircis de Khôl.

Leur chambre était mitoyenne de la mienne. Lorsque j’entendais des bruits la nuit, je me bouchais les oreilles : terrorisée à l’idée de surprendre Son secret…

Souvent, je n’arrivais pas à dormir.

Il disait en riant qu’il rendait jalouses ses amies en laissant traîner sur son bureau ou dans ses poches une photo de Maman, ravissante, les joues hâlées et riant au soleil sur le pont d’un bateau. Cette plaisanterie l’amusait énormément. Maman, flattée, lui souriait avec attendrissement. Timidement, un matin, je lui avais donné une photo de moi à quatorze ans, en maillot de bain et les cheveux mouillés. Après son départ, je l’avais retrouvée sur son bureau, en rangeant des livres. J’ai déchiré la photo et en me souvenant qu’une amie de ma grand-mère avait dit que cela portait malheur, je pensais : « C’est bien fait pour moi ».

 

A Paris, il faisait des études sans passion. Maman commençait à dire de lui : « C’est un dilettante », avec un soupçon d’anxiété parfois mais surtout avec ce regard d’orgueil qu’ont certaines jeunes mères lorsqu’elles disent : « Mon fils est un brise-fer ! »

Pour Benjamin et moi, « dilettante » devenait synonyme de « charme ». Lorsqu’on demandait à Benjamin ce que son frère faisait à Paris, il répondait : « Il dilettante » avec le même ton de modeste fierté qu’il aurait eu pour dire : « Il est à l’Académie Française ».

Mais à force de dilettanter  mon frère en oubliait de travailler. Il échoua à ses examens. On était à la fin juin. Je venais d’avoir mon Bac de Français avec des notes assez bonnes pour que ce fut moi la vedette. Mon frère revint à la maison panser ses blessures d’amour-propre.

 

Un soir, alors que tout le monde était déjà monté se coucher, je me glissai sans bruit hors de mon lit et descendis l’escalier. Sans oser allumer, je me dirigeai à tâtons vers la cuisine pour y boire un verre d’eau. Pour cela, je devais traverser le salon. Lorsque je repassais par cette pièce pour regagner ma chambre, je distinguai une forme allongée sur le canapé.

-Qui est là ? Murmurai-je d’une voix mal affermie.

La forme se redressa.

- C’est moi, Bébé. Fit mon frère à voix basse. Tu n’arrives pas à dormir non plus ?

-Non. Fis-je : C’est parce que j’avais soif. Maman a trop salé le gratin, comme toujours. Mais pourquoi n’allumes-tu pas ?

-Toi non plus tu n’as pas allumé.

-Tu vas dormir ici ? Demandai-je en me rapprochant.

-Non. Je vais monter me coucher tout à l’heure. Je réfléchissais.

Je m’assis près de lui.

-A quoi ?

-A la mort, figure-toi Minou !

Tu n’y penses jamais, toi ?

-On a le temps !

-Il n’y a pas d’age pour mourir.

Tu te souviens de l’histoire de cet oncle de Maman, condamné à mort pendant  la guerre ?

-Non.

-C’est vrai. Tu étais trop petite. Mais moi je me souviens bien. Il est mort un peu après ta naissance, je crois. On racontait souvent, dans la famille, son histoire. C’était un frère aîné de Mamie. Arrêté sur dénonciation à la libération, il avait été condamné à mort. Il avait déjà passé six mois en prison lorsqu’on le transféra à Fresnes dans le quartier des condamnés. Cela dura encore trois mois.

Au début, la révolte, le désespoir ! Il écrivait des lettres au Garde de Sceaux, aux ministres, aux amis résistants qu’il connaissait encore. Des mois durant, il s’est battu comme un beau diable. Puis vint l’abattement.

Et ensuite : on s’habitue à tout. Même aux situations intenables. Un beau jour on s’aperçoit qu’on a pas prié une seule fois dans la journée : « Pourvu qu’ils me gracient ! » Les jours, à force de se ressembler, en arrivent à ne plus exister. Impossible de distinguer les heures les unes des autres : le temps n’a plus que des minutes.

 

A partir de ce moment, il a cessé de redouter la mort. Il vivait maintenant dans son voisinage. Il s’était mis à y penser. Il l’avait admise. Oui, il avait admis de mourir avec plus de facilité qu’il ne l’aurait cru. Il l’avait si bien admise même qu’avant de mourir il s’était déjà détaché de la vie. Au bout d’un certain temps, il refusa les visites . Il n’avait sans doute plus rien à dire à des gens qui, eux, allaient vivre, qui avaient un futur. Lui n’avait qu’un présent. Désespérément présent. Qu’aurait-il pu avoir à dire à des personnes pour lesquelles le présent avait si peu d’importance ? – Qui étaient soit plongées dans leur passé soit tendues vers l’avenir…

 

Tu comprends ça Minou chéri ? Un homme pour qui le passé et l’avenir n’ont plus aucune valeur ; car il n’a ni passé ni avenir.

Imagines-tu quelque chose de pire : Un homme que le jugement des autres hommes a dépouillé de son avenir et de son passé ?

Mais au bout de ces neuf mois, on l’avait gracié.

Alors, à la grande stupeur de la famille, il avait refusé sa grâce !

Tu imagines le scandale ! Toute la famille en ébullition ! On avait multiplié les délégations durant deux semaines pour le convaincre. On fait, on le croyait fou à lier. Finalement, l’administration avait manqué de patience et avait eu la cruauté de le ficher hors de prison. Il n’avait d’ailleurs pas fait la moindre résistance. Mais dans son fors intérieur, il ne pouvait pas se résoudre à sa grâce. Il n’avait jamais pu renoncer tout à fait à son exécution : Il l’avait trop vécue. Hors de prison, sa mort lui collait à la peau.

 

Durant tous ces mois, il avait coupé une à une toutes les amarres. Il était trop loin de la vie maintenant ; il n’avait plus rien à en faire. Et on lui refusait la dernière formalité.

Il n’a jamais pu se réhabituer à la vie, à la nécessité de vivre. Tu comprends, son esprit était déjà passé de l’autre coté. C’était devenu une sorte de mort-vivant. Il avait vu la mort de trop près. Il s’était tellement accoutumée à cette vue quotidienne que ses yeux ne pouvait plus rien contempler d’autre. Il s’était tellement habitué à sa mort annoncée qu’il ne parvenait plus à comprendre que de la volonté des hommes dépende encore qu’il en fut privé…

Chaque homme a la mort qu’il mérite. Sa mort à lui lui échappa : Il aurait dù mourir fusillé à trente ans ; il mourut d’une fièvre à soixante  - presque de la mort d’un autre … Il avait vécu trente ans de trop.

 

Ce fut la dernière conversation que j’eus avec mon frère aîné. Nous ne le vîmes plus que de loin en loin. Des gens que nous ne connaissions pas venaient parfois donner de ses nouvelles à Maman. Un jour, j’étais seule à la maison lorsqu’une de ces personnes vint sonner à la porte. Je la reçus. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, avec un beau visage et un sourire très tendre.

Je lui offris à boire et à manger. Il se disait ami de mon frère. Je l’écoutai.

 

Il me parla longuement de lui. Il me raconta tout : Le trajet classique : Alcool, drogues douces, puis dures, de plus en plus dures. D’abord par voie orale, puis par injection. Ensuite, c’est cure et re-cures. Où avait-il rencontré mon frère ? Trois ans plus tôt à Paris. Ils étaient étudiants. Il avait succombé à son charme, à sa joie de vivre. Quel choc lorsqu’il l’avait revu, il y avait vingt jours de cela : méconnaissable !

« Trop faible, répétait-il, et entraîné par une fille paumée »…

Il me parla d’eux, d’elle. Une fille très belle mais fragile. Mon frère l’avait aimé à la folie. Il voulait l’arracher à la drogue. C’est lui qui y avait succombé.

Une semaine auparavant on les avait découverts dans une chambre d’hôtel à Bruges, enlacés étroitement sur un lit. Mon frère était dans le coma. La fille était morte dans ses bras. D’une overdose.

 

Je revoyais ces deux corps jeunes et pâles, enlacés. J’avais dix-huit ans. J’en faisais des amants maudits.

Depuis, mon frère avait disparu. Guillaume pensait aux Etats-Unis. Ils en parlaient souvent ensemble, paraît-il.

Trois ans plus tard j’ai épousé Guillaume. Mon frère n’avait toujours pas reparu. Mes parents, sans nouvelles de lui, espéraient -les jours de courage- qu’il était mort.

 

Cinq ans s’écoulèrent. Un jour, en reportage clandestin avec un photographe qui était aussi mon amant, et un autre journaliste, nous passâmes secrètement la frontière équatorienne pour atteindre un minuscule village colombien au cœur d’une région en proie à la guérilla.

Nous y arrivâmes de nuit, cachés dans un camion bâché. Le chef du village, au courant de notre arrivée, nous conduisit dans une grande pièce transformé en une sorte d’abri hybride entre la morgue et le dispensaire. Il y avait des centaines de blessés, allongés contre les murs de pisé. Certains prisonniers avaient été torturés. Il régnait une odeur affreuse, de cramé et de pourriture.

Tandis que mon ami prenait des photos, j’interrogeais le chef du village.

Il faisait l’important, prenait la pose, citait des mots d’auteurs au beau milieu du scandale hallucinant que nous avions devant les yeux.

Soudain, l’autre journaliste me dit en désignant une forme sous une couverture :

-Regarde. Ce n’est pas un colombien, celui-là.

En effet. Ce n’était pas quelqu’un du pays. Son corps ne bougeait pas. Il était d’une maigreur effrayante. Une expression comateuse sur son visage sans age que l’ombre cachait à demi.

Je regardai le chef :

-Et lui ?

-On ne sait pas. Un Américano, je crois. Un junky. Il n’en a plus pour longtemps.

Au son de nos voix, il a ouvert les yeux. Je croise son regard. Il ne dit rien. Moi non plus. Il referme les paupières.

J’avais vécu une heure de trop.

 

 

Diane Frost

All rights belong to its author. It was published on e-Stories.org by demand of Diane Frost.
Published on e-Stories.org on 09/11/2009.

 
 

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